Dans les voies spirituelles aujourd’hui, surtout dans celles qui sont non-duelles et inspirées de l’Inde, il est fréquent d’entendre un enseignant dire à ses étudiants : « Vous n’êtes personne. Votre moi n’existe pas ; c’est une pure illusion ». Ces propos signifient qu’au centre de nous-mêmes, il n’y a pas « quelqu’un », il n’y a pas de moi réel. Cet enseignement peut se réclamer de certaines traditions, spécialement du bouddhisme.
Par exemple, dans les fameux entretiens entre le roi Milinda et le moine Nagasena, on lit : « Milinda demanda au vénérable Nâgasena : « Sous quel nom connaît-on le vénérable ? Comment t’appelles-tu ? » - « Ô roi, on me connaît sous le nom de Nâgasena ; c’est par ce nom que mes coreligionnaires s’adressent à moi. Cependant, bien que les parents choisissent un nom tels que Nâgasena, Sûrasena, Vîrasena ou Sîhasena, ce n’est là qu’une dénomination,
une désignation, une appellation, un usage commun ; ce n’est rien de plus que le nom « Nâgasena » : aucune personne ne s’y trouve. » Nâgasena affirme donc au roi que son nom ne renvoie à personne, que Nagasena n’existe pas, que ce nom n’est qu’une signifiant sans signifié, qu’un mot qui ne pointe vers rien. S’éveiller à ce rien et sortir de l’illusion du moi est précisément appelé l’éveil (Le Bouddha signifie l’éveillé).
Que penser de cet enseignement ? Pédagogiquement, il est très puissant parce qu’il heurte de plein fouet notre manière habituelle de vivre : nous avons tous l’impression que notre moi est réel, et qu’il est tapi quelque part dans la tête, derrière les yeux.
Ce « il n’y a personne » nous pousse à reconsidérer de manière nouvelle et peut-être pour la première fois ce que c’est qu’exister.
Ce message nous aide à prendre conscience de la vacuité à partir de laquelle le monde est vu. D’ailleurs, en ce moment, mon lecteur peut inverser la flèche de son attention et prendre conscience que ce qui lit ces mots n’est pas quelqu’un. Je vous invite à prendre conscience qu’en ce moment, vous ne voyez pas votre tête (comme le disait mon maître Douglas Harding) mais qu’à la place vous découvrez un espace vide, éveillé et rempli par cette page, et plus largement par tout le paysage.
Mais cet enseignement doit être manié avec précaution, car s’il devient dogmatique, il peut nous conduire au pur matérialisme. En effet, pour le matérialisme aussi « il n’y a personne » ; pour lui tout n’est que matière, et le psychisme tout entier se réduit à un fonctionnement impersonnel de la perception, de la pensée et de la volonté.
La conscience elle-même est le produit mécaniste des neurones. On comprend mieux pourquoi de nombreux bouddhistes se sentent proches des neurosciences contemporaines. Et on repère aussi cette interprétation dans la bouche de certains enseignants qui disent « ça voit », « ça entend », etc. Mais si la spiritualité nous reconduit au matérialisme le plus grossier, à quoi bon ce détour ?
Pour ma part, je distingue la méthode pédagogique très efficace du « il n’y a personne » qui provoque l’expérience d’éveil et l’interprétation de cette expérience. Certes, le centre de notre conscience ne se réduit pas à l’individu corps-esprit auquel nous nous étions identifiés, mais ce n’est pas « personne » non plus, c’est beaucoup plus mystérieux que cela.
D’abord parce qu’au centre il y a le « JE SUIS », qui est la Première Personne. Comment la Première Personne pourrait-elle être...personne ? Alors certes, cette Première Personne est unique et universelle; elle se situe au-delà de ’individu, mais elle est bien présente.
D’autre part, le JE SUIS n’est pas un « cela » ou un « ça ». Un « ça » ne voit pas et n’entend pas. « Ça » désigne des objets inertes et inconscients : cette tasse est un « ça » ; cette pierre est un « ça ». Mais pas la conscience qui, seule, peut voir et entendre ; elle est JE ; elle est CELUI QUE JE SUIS. Alors, sans doute, au-delà du JE SUIS, au-delà de la conscience, il y a une source qu’on expérimente comme vacuité, comme RIEN, comme NON-ÊTRE, mais cette source me parait plutôt supra-personnelle qu’impersonnelle, car elle est l’origine du JE SUIS ; elle contient le potentiel de la
conscience du SOI.
Et là, nous sommes à l’opposé du matérialisme ; nous sommes dans le mystère de la Présence Vivante, qui est, comme le dit saint Augustin, « plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que les cimes de moi-même ».
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