top of page
Ancre 1

"J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé."

Search

Les Magiciens du Monde


Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Institutrices, instituteurs, ils portent le manteau anonyme des jours qui passent. Ils traversent des cours de récréation sous la pluie. Ils portent des sacs lourds et légers. Lourds des heures à douter. Légers des connaissances qui ne tiennent dans aucun livre.


Tandis que tu vis, que tu exerces ton métier, que tu entretiens ton nid, l’enseignant prend soin de ton enfant. Oh, comme ce serait doux d’être un oiseau et de pouvoir traverser leurs classes. Ce lieu qu’ils ont créé à l’image de leurs souvenirs, de leurs manques, de leurs richesses, de leurs tremblements. Leur classe, l’utérus.


Tu es loin de l’école. Ton enfant gigote au tapis, fait silence derrière un regard humide, triture sa gomme, lève un doigt, hésite entre un crayon bleu et un crayon rouge, efface le mot qu’il vient d’écrire. Tu es loin de l’école. Aujourd’hui, ton enfant passera plus de temps avec son institutrice, avec son instituteur, qu’avec toi.


Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Ils travaillent derrière un rideau. Jamais le rideau ne s’ouvre. Sauf le jour de la fête de l’école. Quelques heures d’un samedi où ton enfant, au milieu des ballons jaunes et rouges, présente un spectacle.


Tu ne vois pas les classes quitter la cour et se rendre, en rang, vers le sacré. Avancez ! Tu ne vois pas les enfants qui marchent devant, derrière ou au milieu. Tu ne vois pas ton enfant comme il parle, comme il se tait, comme il ose, comme il n’ose pas. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Ils voient, les enseignants. Ils voient ton enfant, petit spermatozoïde qui marche son chemin, cartable sur le dos, jusqu’à l’ovule d’une classe.


Aujourd’hui, on va commencer la journée en écoutant une belle musique. L’institutrice invite les enfants à fermer les yeux. Fermez les yeux… Ton enfant ferme les yeux. Il écoute. C’est une belle musique. On dirait que la musique devient un oiseau... Ton enfant écoute. Il devient l’oiseau. Dehors, c’est le Brexit. Dehors, c’est la bourse. Dehors, ce sont les ambulances et les bandits. Le ciel n’est pas si bleu. Ton enfant devient l’oiseau. On dirait que l’oiseau vole de plus en plus haut... Et ton enfant vole de plus en plus haut. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Leurs classes sont des îles. Toi, tu te demandes comment tu vas payer le loyer de ton magasin. Le monde gîte. Le monde bascule. Ils restent aux commandes de leurs royaumes, les enseignants. Ils transmettent l’or. Ils possèdent la baguette magique qui capte la lumière du soleil pour la poser devant ton enfant. Juste sous ses yeux. La lumière se diffuse en flaques d’or sur les bancs, sur le grand tableau et sur les livres.


Ils connaissent le mystère, les enseignants. Le mystère qui vient à pieds du fond des âges. L’enseignement. Cela s’apprend, sans doute, l’enseignement. Cela se transmet de sage en sage, surtout. Il y a un peu des Pharaons en eux. Il y a un peu des Philosophes de l’Académie de Florence en eux. Ils lisent les yeux de l’enfance comme d’autres lisent le tarot, les enseignants. Ils pressentent le poète. Ils pressentent l’infirmière. Ils pressentent le boulanger. Ils pressentent le maraîcher.


Ils boitent un peu, les enseignants. Ils ont dans l’âme une blessure discrète. Une blessure dont on ne connaît pas le nom mais qui dit quelque chose comme : Mon enfance à moi n’a pas toujours été facile. J’ai construit cette classe à l’image de ce qui m’aurait fait du bien.


Ce matin, tu as confié ton enfant à la vie. Tu l’as embrassé quand il est descendu de ta voiture. Tu es loin de ton enfant, maintenant. Il parle peu, ton enfant. Il est timide, ton enfant. C’est ton enfant qui se lève. C’est ton enfant qui se dirige vers le tableau. C’est ton enfant qui va expliquer son dessin devant la classe. C’est ton enfant qui n’ose pas parler. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Tu as dessiné un ch... Un ch... C’est ton enfant qui ne parvient pas à dire Château. Toi, tu conduis ton bus. Tu cuis ton pain. Tu soignes une vieille dame. Tu vends une voiture. Tu achalandes le rayon d’une grande surface. Tu participes à une visioconférence Tu démagnétises le système antivol d’une robe. Tu as dessiné un cha... Un cha... C’est ton enfant qui cherche le mot. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. On va demander aux copains de t’aider. Votre copain a dessiné un cha... Alors, les copains de la classe disent TEAU ! Alors, ton enfant sourit. Alors, il dit Château. Toi, tu viens d’être fiché à la Banque Nationale. Tu épluches des légumes pour faire de la soupe. Tu réponds à une offre d’emploi. Ton enfant vient de prononcer le mot Château. Devant toute la classe des copains. Il rejoint sa place, son banc, son cartable, son plumier. Ton enfant. Il est fier. Tu ne sauras jamais cet instant. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. C’est ton enfant qui cache ses yeux derrière une mèche de cheveux. C’est ton enfant qui regarde sa gomme comme on regarde le silence. Ils ont des manteaux bleus, les enseignants. Ils viennent près de ton enfant. Ils s’agenouillent à côté de ton enfant. Ils posent une main sur l’épaule de ton enfant. Ils savent bien, les enseignants, la douleur. Ils regardent l’enfance au fond des yeux. Sans peur. Sans filet. Ils regardent au fond des yeux pour aller cueillir le tremblement et y déposer beaucoup de tendresse. C’est ton enfant qui n’a rien écrit. C’est ton enfant à qui l’enseignant redit un à un les mots de la dictée. Rien que pour ton enfant. Lentement. Mot par mot. C’est ton enfant qui avance sa plume alors. Dessine les courbes des mots. Place les arrondis des majuscules. Pose la phrase bleue. Sur le cahier blanc. Toi, tu bois un thé avec une copine parce que tu doutes de tout, de ta vie, de ton couple, de ton éducation. Toi, tu te confies à ton thérapeute parce que parfois, la vie, c’est vraiment difficile. Toi, tu ris avec un collègue. C’est ton enfant qui s’émerveille de voir sortir de son stylo une phrase. Mot par mot. Ils ont de grands manteaux bleus, les enseignants. Couleur de l’âme. Ils déposent ces manteaux sur les épaules de l’enfance. Pour la protéger. Pour la repêcher. Tu n’en sauras jamais rien de ces manteaux discrets posés sur ton enfant.


bottom of page