Comme les grands concepts tels que l’absolu, l’infini, l’amour, ou encore les états non ordinaires de conscience, la transe reste un phénomène indéfinissable. Pourtant elle est relativement bien identifiée depuis la nuit des temps notamment par l’étude de l’artpariétal et mobilier préhistorique. Ainsi nous pouvons observer, en France, ce phénomène dans les études sémiologiques des gravures rupestres de la grotte Chauvet vers moins 36 000 ans, de Lascaux vers moins 16 000 ans ou encore dans celle de la vallée des Merveilles dans les Alpes du sud du Chalcolithique à l’Age du Fer. La représentation du bestiaire et de son biotope ainsi que les personnages mi-hommes mi-animaux se conjugue avec des perspectives et des disproportions de taille ou de nombreuses représentations de formes géométriques. Tous signent des états de chavirement dans les intermondes. Ainsi, il semblerait que la capacité à « transer » soit intrinsèque à notre condition humaine.
Lorsque nous étions chasseurs-cueilleurscollecteurs et ramasseurs, notre espérance de vie était probablement très courte. Non seulement nous n’étions pas sûr d’être encore vivant le soir venu, mais la paléontologie souligne que notre durée de vie devait rarement dépasser la vingtaine d’année. Aussi, les conditions anxiogènes de ce contexte nous obligeaient, quasi en permanence, à une intense vigilance. Cette hyper présence à soi, au cœur de situations de crise individuelles et collectives était facteur d’états naturels et adaptatifs non ordinaires.
Cette disposition, qui s’apparente à des expansions de conscience, est toujours d’actualité de nos jours même si elle est très souvent associée, à tort, au terme dans le fond réducteur de chamanisme. Rappelons que le chaman appartient à une catégorie d’individus à la marge des systèmes politiques et des religions établies. Il est en mesure d’entretenir des relations privilégiées avec les forces invisibles de la nature. Ses échanges servent sa communauté. Il peut, par sa transe, voyager dans le monde des esprits et les influencer. En d’autres termes le chamanisme (ou shamanisme) peut être compris comme une approche mytho-symbolique cherchant à établir une relation entre des humains et les esprits d’une « surnature » située dans des mondes intermédiaires. Cette volonté a un but et une fonction, celle de gérer l'aléatoire du groupe social. Mais la transe n’est pas le chamanisme, plus exactement la transe est un moyen qu’utilise le chaman et non le but de son art. La capacité à chavirer dans des états dits seconds reste au service d’une perception profonde et particulière de soi et de l’environnement.
Quel serait alors le but ? Dans certaines traditions indo-bouddhistes le but semble être une hyper lucidité qui se confond avec les termes de réalisation de soi, d’éveil, d’illumination… Quoiqu’il en soit, une fois ce but conscientisé, expérimenté, il en devient un moyen. Plus précisément dans un état de transe induite ou auto-induite, le sujet semble comme dépossédé de lui-même. Pour exemple le chaman ne danse pas mais il est dansé. Cet état est prodigieusement ressourçant et clarifiant. Un double de nous-même semble prendre les commandes de notre nature humaine. Pour ce faire il faut néanmoins qu’il meure à lui-même. Précisons que ces états dissociés ne sont pas pathologiques puisque qu’une conscience immobile, un témoin, est en mesure d’observer le phénomène.
La transe suppose un geste de conscience et ce geste s’apprend, se cultive, même s’il est naturel. Pourquoi avons-nous comme éclipsé ce talent ? Comment avons-nous pu délaisser une telle capacité adaptative ? Probablement à cause du développement exponentiel de notre dimension cognitive qui s’est conjugué à notre goût à contrôler la réalité. Autrement dit, la perception de notre nature profonde n’a cessé de se détériorer au profit du goût pour la maîtrise et le contrôle de notre environnement et du déploiement de nos sociétés.
Les états non ordinaires de conscience s’optimisent au cœur d’un savant équilibre,
hors des contradictions personnelles et des approches duelles du réel. La réalité est une, indivisible malgré son incroyable diversité. Les grands explorateurs des états modifiés de la conscience savent que seule une vision unitive et une expérience d’unité du réel permettent de « voyager » libre et léger, autrement dit de retrouver individuellement et collectivement la jouissance à être.
Cette liberté nouvelle suppose de retrouver à la fois une interdépendance avec toutes les forces (ou alliés et entités) en nous et hors de nous. Il n’y a pas de réelle séparation entre ce que nous sommes et le réel dans lequel nous sommes immergés. Pour exemple, le chaman sait que s’il peut communiquer avec un oiseau, c’est parce que « l’oiseau intérieur » qui le constitue est en mesure de le faire. Comment retrouver cette formidable liberté ? Notre époque peut paraître chaotique, incertaine, hasardeuse. Même si les historiens nous disent que c’était probablement pire avant, reconnaissons que nous vivons une période d’intense fébrilité. Mais cette époque semble être une période de transition et d’opportunité pour réhabiliter notre capacité à « voir le réel en transparence », autrement dit à le voir « à partir de son fondement ».
Comme nous l’avons dit, chaque situation de crise a permis de grands sauts qualitatifs pour notre espèce. Gageons que la crise de sens que nous connaissons actuellement permettra de remettre au-devant de la scène les états intermédiaires qui ont fait de nous une espèce à succès.
Enfin, un travail rigoureux entrepris par des neuroscientifiques de renom permet de faire l’hypothèse que les états de conscience non ordinaires puissent être le reflet d’une compétence du cerveau « à lire », à décoder des informations situées à l’extérieur de luimême. Autrement dit il est possible d’envisager notre équipement cognitif comme un système « décodeur / transcodeur » qui, selon la justesse de son paramétrage, capte les ondes-informations de l’Univers. Selon ses fréquences, qui se mesurent en Hertz, notre cerveau aura accès aux aspects vibratoires d’une réalité dite ordinaire (entre 15 et 35 hertz). En dessous de 15 hertz, il accède à des dimensions plus subtiles et unifiées du réel. Enfin les phénomènes de transe intense et les « expansions de conscience » semblent corrélés à de très basses fréquences. Notre conscience individuelle serait en mesure de se connecter à une conscience universelle plus vaste. A ce propos la physique contemporaine souligne que la particularité du champ quantique qui définit la réalité ultime est faite de Vibrations, d’Informations et d’Energie (V.I.E.) !
Même si, selon les différentes régions du monde, les approches et techniques diffèrent, soulignons que ces états non ordinaires de conscience ne sont possibles qu’avec la pré- valence du corps. C’est par lui que les contradictions internes seront traversées. En ce sens, la transe peut être considérée comme un outil de libération et possède des vertus thérapeutiques.
Si elle n’est pas une fin en soi, elle prépare néanmoins le chemin vers la découverte de notre vraie nature. C’est par le jeu d’une dissociation consciente qu’elle peut nous réconcilier avec une spiritualité plus sauvage et naturelle. Les états de conscience que nous pourrions considérer comme augmentés sont caractérisés par la certitude de vivre une autre réalité tout en étant pleinement conscient de notre réalité ordinaire. L’approche n’est pas « récréative », elle optimise notre connaissance et l’adéquation avec nous-même, avec les autres et enfin avec la Vie.
A l’instar des chamans, comme le souligne Philippe Descola, « tous les sens se combinent dans l’expérience de la transe pour faire de notre corps une grande vibration immobile.» Tel un diapason, nous nous relions au monde du visible et de l’invisible par la création d’un espace de totale conscience au cœur d’un instant atemporel et a-spatial.
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