Cette femme. Assise à même le sol. Drapée dans un sari orange. Troisième oeil rouge sur le front. Khôl autour des yeux. Secret du regard sublime. Ces yeux, oh, ces yeux. Le soleil trace un très haut silence. Cette femme. Seule. Bruit de bracelets. Majestueuse. Devant elle, la terre battue. Et l’ombre d’un sal. En Inde.
Tu l’observes. Chaque matin, elle sort de chez elle. Avec des pots et des sacs de poudres colorées. Bleu. Rouge. Orange. Vert. Jaune. Brun.
Cette femme retient, dans sa main droite, du blanc qu’elle égrène par un mouvement du pouce et de l’index. Elle inscrit, en pointillé, le contour de motifs géométriques que tu as du mal à comprendre. Lentement.
Ici, tu viens de naître. Ton petit corps est posé sur le ventre de ta maman. Tu cherches son regard. Elle cherche le tien. Il y a encore un peu de graisse dans les plis de ta peau et tes petits poings serrés. Du vernix caseosa. Elle est épuisée. Les joues rouges. Les yeux que tu recherches sont les premiers yeux du monde. Tu t’avances vers Elle.
Ici, tu entres à la Grande École. Ce ne sont plus les yeux de ta maman pour t’accueillir. C’est l’immense bâtiment de briques rouges et les hurlements d’autres enfants, ballons, marelles, l’odeur d’autres familles, une foule. Ce cartable sur ton dos. Ces chaussures à tes pieds. Ces morceaux de pommes à croquer.
Cette femme. Elle déploie une série de courbes qu’elle est l’unique à comprendre. Son geste est précis. Elle pose sur le sol, devant sa maison, le dessin transmis par sa mère. Depuis des siècles. De mère en mère. Elle porte, autour de trois orteils, de fines bagues argentées. La lumière de l’Inde monte d’un cran dans le ciel. L’odeur des arbres et des fleurs explose.
Ici, c’est la première fois que tu fais l’Amour. Celui qui fait peur. Parce qu’on n’y connaît rien. Il faut toujours un plus grand que soi, une plus grande que soit. Passage. Initiation. Bascule. En avoir envie. Tu en as envie. Ce désir, tu ne sais d’où il vient. Il te porte aux extrêmes de toi. Une peau touche ta peau. Tu bondis de vie, de peur et d’un voyage de toi à toi qui ne cessera jamais.
Ici, tu marches le long de la mer. Un soleil se plie doucement à l’horizon rouge. Tu marches pieds nus. Sur le sable. Tu sens en toi un bonheur. Tu es le sable. Tu es ce soir d’été. Tu es la lumière. Tu es le feu, là-bas, vers lequel tu marches et qui rassemble tes amies, tes amis, une guitare, des chansons. Joe Dassin. Tu les regardes de loin. Ils sont toi. Tu es eux. Dans ton cœur se forme une promesse. Celle d’être bien avec les autres. Celle d’être bien sans les autres.
Cette femme. Elle protège son foyer d’un dessin. Prendre soin de l’enfant, prendre soin du conjoint, prendre soin du très vieux et de la très vieille. Il s’agit d’honorer la Beauté. Devant la femme, un labyrinthe de signes et de symboles. Ses yeux bruns s’en bercent. Dialogue avec le cosmos. Dialogue avec les ancêtres. Dialogue avec les vies à venir. Dialogue au bout de ses doigts.
Ici, tu réapprends. La vie est venue te faucher. Une mélancolie est venue occuper ton territoire. Ça s’est passé en plusieurs années. « Insidieusement » dit-on. Ton travail. Tes Amours Tes amies. Tes amis. Tes enfants. Tes petits-enfants. Ce que tu peux raconter. Ce que tu ne peux pas raconter. Tu penses à tout cela. Tu es heureux maintenant. Tu marches. Sur le sentier d’un village merveilleux. Au bout d’une aquarelle aux tons bleu lavande.
Cette femme. Dans ce village. Les lignes blanches. Précision des courbes. Finesse des doigts à laisser couler la poudre de riz. C’est le temps des couleurs. La main isabelle de la femme plonge dans un sac de poudre jaune. Une poudre de lumière. Une poudre de soleil. Soleil du Monde. Soleil des richesses. Richesse du temps. Richesse de la beauté posée au seuil de la Maison comme au seuil d’un Temple. Rangoli. Ce dessin s’appelle un rangoli. La femme connaît par cœur ce dessin des milliers de fois répété. Égrener de sa main. Prier de ses yeux. Et le tintement de ses bracelets. Le jaune s’épanouit.
Ici, tu sais que tu arrives au bout. Tu n’as pas envie de mourir. C’est la nuit et tu appelles l’infirmière. Tu as envie de parler. Tu as envie qu’on te parle. Si cela avait du sens, tu appellerais ta maman. Elle est morte il y a longtemps, ta maman. Son nom est toujours au bord de tes lèvres prêt à se former. L’infirmière s’assied à côté de toi. Elle est belle. Son parfum délicieux. Elle pose la main sur ta peau parchemin. Près du cathéter de ta perfusion. Tu aimerais lui raconter tes secrets. Les purs instants de ta vie. Qui sont aussi les plus indéfinissables. Elle te dit que tout va bien se passer.
Cette femme. Sa main laisse filer le rouge. Tout est symbole. Rouge. Sang de la vie. Rouge. Sang mensuel qui s’arrête, un jour, lorsque l’enfant trouve, dans le ventre, un nid. Les couleurs réalisent leur travail de couleurs. Elles entrent dans l’âme. Dessinent. Bleu du ciel. Bleu des coups. Mémoire des chocs en nous. Brisures. Envolée de nos méditations. La femme indienne. A quelques mètres de moi. Au milieu du désert. Du sable. Des scorpions. Et du vent. Cette femme. Son dessin. Protéger. Rendre beau. Le vent viendra frapper les grains de couleur. Ce n’est pas grave. Le vente diluera les formes vers le désert. Ce n’est pas grave. Les animaux fouleront les couleurs, éparpilleront les pensées. Ce n’est pas grave. Les jeux des enfants passeront par là. Rien n’est grave. Le dessin ne doit pas rester. C’est sa fonction de disparaître.
Cette femme. Millénaire. Ses gestes lents sont ceux d’un animal sauvage qui ne veut aucun mal. C’est de l’or dans ses yeux. Oh, ces yeux. C’est le ciel. C’est la vie.
Elle se redresse. Rajuste son sari orange. Range ses pots et ses sacs de couleurs. Elle entre et disparait dans sa maison. Derrière la porte de bois d’un bleu rongé par le soleil. La vie s’étire. Les ombres rétrécissent. Un soleil au zénith. Des hommes passent. Des écoliers s’en reviennent. Dans leurs uniformes soignés. Merveilleux Rangoli.
Empreinte digitale de l’Âme.
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