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Ancre 1

"J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé."

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Moïra



Tu as sept ou huit ans. Tu es installé à l’arrière de la voiture familiale. Tu portes des culottes courtes. Tes jambes te font mal. Tu as tant couru dans les herbes sauvages. Ta maman vient de peindre des lettres rouges sur la façade de la maison. Tu lis. Ou plutôt, tu essayes de lire.


« Moïra ». Tu ne connais pas ce mot. Tu ne sais d’ailleurs pas comment le prononcer. Tu n’es pas certain. Tu essayes et tu demandes une explication. Ta maman te répond. « Moïra, c’est le Destin ».


« Moïra, c’est le Destin ». Tu as placé cette réponse dans la poche de ton enfance avec bien d’autres choses qu’il te faudra toute une vie pour approcher. Dans ta poche. Sans jamais trop y penser, au Destin. Et puis, la vie. Ta vie.


Tes études. Tes amis. Tes amours. Tes premiers emplois. Tes premiers salaires. Le début des autonomies. Les certitudes obligées. Sinon, tu t’écroules. Jusqu’au jour où.


Il faut des séismes. Il faut des ruptures. Il faut des deuils. Marcher comme un Sage chercheur de sens et de remèdes. Pour interroger. Interroger le Cosmos.


La marche te conduit au désert. Tu es en pays Touareg. Ici, il n’y a rien. Sinon le sable et les étoiles. La vieille femme. L’Amezgezu. Celle qui lit dans les figures formées sur le sol. Elle est assise près du feu. Son visage éclairé par les caresses des flammes. A cent pas de la grande tente noire. La tente Khaima tissée de poils de dromadaires, de chèvres et de brebis. La femme te propose d’interroger le sable. Si tu te poses une question sur ton avenir, les signes du sable peuvent apporter une réponse.


Tu n’y crois pas, bien sûr.


La femme, ça lui est égal. Elle est passée depuis longtemps derrière la frontière qui sépare le Monde Concret et le Monde Invisible. Que tu la croies ou pas, ça ne change rien au Désert, à la Lune, à la nuit, au feu orange et mauve de la ligne d’horizon là-bas. Elle ne tentera aucune parole pour te convaincre. Ses doigts sur le sable font le reste.


« Pense très fort à la question que tu te poses. Trace des traits sur le sable. Avec ton doigt. Sans compter le nombre de traits. C’est un autre que toi qui dicte le nombre de traits. Dessine quatre lignes de traits. Répète le mouvement. Quatre fois. Tu auras la réponse à ta question. »


Tu n’y crois pas bien sûr.


La vieille femme dépose ses yeux dans tes yeux. Elle t’adresse un regard infini. Tu vois des étoiles. Tu vois des cristaux. Des galaxies. Le Cosmos. Son index gratte le sol.


« Sois poète. L’Invisible sait ce qui est bon pour toi. »


Tu as si peu appris à dialoguer avec l’Invisible, à dialoguer avec le Cosmos. On ne t’a jamais enseigné l’Art de la divination. On t’a plutôt enseigné le contraire. Tu as appris les règles d’orthographe. Les limites. Les territoires. Les surfaces. Tu as appris ce que l’on pouvait voir. Sur le tableau de ton adolescence, en classe, lorsque le professeur de mathématiques désignait l’infini, l’infini n’allait pas bien loin. Il s’arrêtait au bord du tableau, l’infini. Buttait sur le mur de la classe, l’infini. On n’allait guère plus loin dans l’écoute du mystère.


Les mains de l’Amezgezu effacent les traits sur le sable. Composent des cercles. Rajustent des signes. Enfant, les connaissances que tu as dû restituer sont un peu à l’image des plaines tristes de la culture intensive. Des connaissances normées, sans petites fleurs, sans oiseaux pour faire voleter l’âme d’arbre en arbre. Si peu, ou presque jamais, on t’a appris à développer ton intuition.


C’est un moment d’or et de douceur. Intime. La grâce. Le feu dégage une épaisse odeur inconnue. L’Amezgezu parle. « Les forces du Cosmos te dirigent vers un futur qui sera beau pour toi. La joie, c’est d’écouter les signes du Cosmos. Pour conduire ton Destin. Pair-pair. Eleli. Homme libre. »


Le Destin.


« Moïra, c’est le Destin ». Ta maman. Ton enfance. Tes jambes nues. Dans la voiture. Ta vie. Tes carrefours. Tes choix. Ces quelques secondes d’espace-temps durant lesquelles tu as ouvert, parfois, dix, vingt, trente ou quarante ans de ta vie. Les rencontres. Jacques, ton ami Jacques, parti aujourd’hui, rencontré par hasard et qui t’a ouvert les portes d’un cheminement professionnel formidable. Paul, ton ami Paul, parti aujourd’hui, rencontré par hasard avec qui tu as entamé une discussion impromptue qui s’est prolongée durant dix ans et t’a ouvert le monde entier. Les lectures arrivées entre tes mains. Celles et ceux qui te les ont offertes. La lecture de « Neige » de Maxence Fermine, cadeau d’un inconnu, improbable trésor, par hasard, bouleversant passage, éternel. Les chansons. Les chansons reliées aux émotions de ta vie, les bascules de ta vie. Polnareff. L’introduction de « Goodbye Marylou ». La guitare, puis les synthétiseurs. Puis le piano. Quarante-cinq secondes d’une musique à la radio, dans ta voiture, ce jour-là, dans les embouteillages, pour comprendre et accepter que ta vie, c’était de changer de métier. Et tu l’as fait. Et tu as bien fait. Les signes de l’Univers. Les signes du Cosmos. Les rencontres. L’Art qui te bouleverse. Une lecture. Une musique. Une toile. Une plume blanche tombée du ciel, par hasard. Pour te parler. Sur ton chemin d’homme. Il sait mieux que toi, l’Univers. Il sait mieux que toi, le Cosmos. « Nous nous sommes rencontrés dans le train Paris-Toulouse du 15 Mai 2021 qui arrivait à 18h. Il ne restait plus que nous deux dans la rame. Je n’ai rien osé te dire sinon une phrase stupide qui t’a fait rire. Tu étais blonde, les cheveux courts avec une veste en cuir et une petite valise rouge. Une bouteille à la mer... » Ton Destin.


« Moïra, c’est le Destin ». Ta maman. Tu te dis que ta maman avait des choses à transmettre ce jour-là, des secrets à nommer, ce jour-là, discrètement, ce jour-là. Le secret du coeur. Le secret de l’âme. Le secret du Cosmos.


Tu oses demander à la vieille femme ce qu’il advient des hommes et des femmes qui n’écoutent pas les messages du Cosmos. La vieille femme prend le soin d’enrouler ses yeux autour des tiens.


Elle te sourit.


Ses doigts sur le sable font le reste.





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