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Ancre 1

"J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé."

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Mon ami



Dans une graine, il y a l’arbrisseau, l’arbre et la forêt tout entière.


Nous ne savions pas ce que nous faisions. Nous avions douze ans. Nous revenions de l’école par les mêmes ruelles. Les mêmes dédales de maisons innombrables. Nous parlions de ces choses que nous aurions aimé connaître. Et que nous ne connaissions pas. Les garçons, les filles.


Nous ne savions pas qu’un jour nous aurions des enfants, des petits enfants, des joies et des problèmes. Nous sommes là, cinquante ans plus tard, assis, face à face, à la terrasse d’un restaurant italien du cimetière d’Ixelles. A manger des pâtes. A boire du vin généreux. Et puis, cette phrase qui est venue du très loin de toi.


- Je ne supporterais pas que tu meures avant moi.


Il n’est pas question de mourir. C’est un merveilleux soir de novembre. Nous sommes là pour parler de la vie, de l’amour et du bonheur.


- Le jour de sa mort, mon père a appelé son meilleur ami. Trois fois. Ils se connaissaient depuis qu’ils étaient gamins. Comme nous.


« Tout passe, rien ne demeure », cette phrase, nous l’avons traduite et apprise ensemble : πάντα χωρεῖ καὶ οὐδὲν μένει. Attribuée à Héraclite d’Éphèse, citée par Socrate dans les Dialogues de Platon.


Alors, moi aussi, je t’ai dit que je ne supporterais pas que tu meures avant moi.


Et puis, un silence d’or. Nous avons fait tinter nos verres. Montepulciano. Nous avons bu. Nous avons enfourché ta moto. Tu m’as reconduit. Prudemment. Nous nous sommes quittés, au milieu de la nuit. Toi, rentrant chez toi. Moi, rentrant chez moi.


- Sois prudent, ai-je dit.


Le lendemain, je ne peux expliquer pourquoi, je suis allé marcher sur nos sentes d’enfance. Il y a cinquante ans, les arbres du parc étaient déjà là. La statue, œuvre de Rik Wouters, aussi. A l’angle de l’avenue du Dirigeable et du boulevard du Souverain. Nel sans doute, la muse de Rik, les bras croisés, tête penchée regardant le sol.


Nous ne savions pas ce que nous faisions. Nous cultivions la graine pour nous construire, nous rassurer et nous réchauffer en prélude aux exigences. Mutuellement, nous nous donnions, sans le savoir, des forces pour affronter le Big Bang d’une vie d’homme.


Nous n’étions que des enfants. J’écrivais à Georges Simenon. Heures bénies où nos parents nous permettaient un toit, des vêtements, de la nourriture et des vacances. Nous avions à nous occuper de nos études. Mais surtout, nous

flânions, nous écoutions des musiques, nous écrivions nos premières lettres d’amour, nous allions chez les Éclaireurs et les Pionniers. Nous parlions des garçons et des filles encore, toujours.


Dans les trous noirs de ma vie d’homme, je suis venu te chercher plusieurs fois. J’ai pleuré des larmes d’effroi dans tes bras. J’ai essuyé ma morve sur ta veste. Tu as passé tes grandes mains dans mon dos. Le long des étangs du Rouge-Cloître. Tu m’as donné la clé de ta maison pour les jours de grande solitude me disant « Garde-la, je sais où elle est ». Tu m’as dit « Je t’aime inconditionnellement ».


Je t’appelle, tu me réponds. Où que tu sois.

Dans un désert de feu. Une montagne enneigée. Un bateau ivre. Un restaurant. Une salle de consultation.


Nous n’étions que des enfants.

Dans une graine, il y a l’arbrisseau, l’arbre et la forêt tout entière.


J’arrive devant ma maison d’enfance. Il fait noir, déjà. Le changement d’heure nous surprend en cette course à l’automne. L’immobile n’a pas changé. Ce sont les mêmes briques, les mêmes pavés, la même porte de garage, les mêmes châssis, la même boîte aux lettres.


Nous ne savions pas ce que nous faisions. Il y a cinquante ans.


Nous ne savions pas nos couples, nos amours. Nous ne savions pas le ventre des femmes, ronds, solaires et nos enfants, petits-enfants, leurs naissances, leurs premiers rires, nos suc- cès, nos échecs. Nous ne savions rien.


Tu es docteur. Je suis écrivain. Tu prends soin des corps. Je prends soin des âmes. Soignants, nous l’étions, au Collège, à franchir la voûte arborée de l’allée. Attentifs et bienveillants. Par vent, par pluie, par neige, par soleil.


Devant ma maison d’enfance, je parle. En silence. Pour que mes mots aillent rejoindre le cœur de celles et ceux qui pourraient témoigner d’une pareille amitié. Pour que mes mots aillent rejoindre les vibrations de celles et ceux qui, enfants, ne savent pas ce qu’ils font mais pressentent la graine.


La graine, infinitésimale promesse de la grande forêt.


Devant ma maison d’enfance, je retrouve la boîte aux lettres qui accueillit la lettre de Simenon, tapée à la machine, odeur de tabac froid et sa signature à l’encre noire. Un timbre en provenance de Suisse. 12, avenue des Figuiers. Lausanne. Nous ne savions pas ce que nous faisions.


Entretemps, nos pères sont partis. Ils nous ont confié les clés d’un monde.


Nous sommes les patriarches.


Nous étions des enfants. Nous roulions en vélo. Dans les bois, les allées, les ruelles. Nous nagions dans les torrents. Nous mangions des moules crues cueillies dans les rochers. Nous tirions nos traîneaux sur la neige. Nous dormions dans les montagnes.


Je dis que nous ne savions pas. Mais nous devions savoir, un petit peu, me dis-je, l’amour, le lien, l’importance.


Si tu n’es pas là, rien ne va. Si tu n’es pas là, les murs s’écroulent. Si tu n’es pas là, les hautes vagues ensevelissent.


Je marche, le long du boulevard du Souverain. Je rejoins la station Herrmann-Debroux. J’entre dans le métro. La rame. Les portes se referment. Tsss-Clack. Je t’écris ces mots, sur mon téléphone portable. Entre Delta et Hankar. A quelques mètres de moi, deux adolescents se parlent. Ils se racontent des choses parmi les plus importantes. Ils parlent des garçons et des filles, toujours. Ils me font penser à nous.


Dans une graine, il y a l’arbrisseau, l’arbre et la forêt tout entière.


Je les regarde comme si je nous regardais.


Ils sont beaux. L’amitié. C’est nous.


Dans un sourire, un regard bleu pur, je tente de leur transmettre les mots que, dans sa lettre, Simenon avait écrits. Et que je relis souvent.


« Surtout, surtout, vivez intensément… »






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